Partir pour passer le flambeau
Depuis 1969 que Lise Girard œuvre au siège social de l’Afeas. Pilier, référence, compétence, les adjectifs ne manquent pas pour qualifier la secrétaire générale qui part à la retraite. Entrevue de fond.
Chère Lise, quel a été le dossier le plus marquant de ta carrière?
Je crois bien que c’est le dossier de l’avortement. Ç’a été tout un cheminement à l’Afeas pour finalement adopter une position en faveur de l’accès à l’avortement libre et gratuit. On a dû procéder par étape en soutenant dans un premier temps les comités d’encadrement thérapeutiques. Puis, pour convaincre certaines, il a fallu utiliser l’argument «oui, personnellement vous pouvez être contre l’avortement, mais ce n’est pas une raison pour empêcher les autres femmes d’avoir accès à un service sécuritaire pour leur santé.»
Au final, c’est une femme qui a fait pencher la balance, en août 1980. C’était le congrès provincial et Christiane Bérubé s’apprêtait à être élue présidente par acclamation. Celle-ci s’est levée en pleine assistance, est allée au micro et a dit que si les femmes ne votaient pas en faveur d’un accès libre et gratuit à l’avortement, elle ne pourrait pas moralement défendre cette position et devrait se retirer de la présidence. C’est ce qui a pesé dans la balance.
Il faut dire que l’Afeas est un mouvement de masse, démocratique, et il faut faire cheminer tout le monde en même temps, les convaincre. Le dossier de l’avortement a nécessité plusieurs années de cheminement dans notre réseau.
Est-ce qu’à une certaine époque tous les espoirs étaient permis en matière d’égalité homme-femme?
C’est sûr que l’on a fait beaucoup de progrès à l’époque de la révision du Code civil, section famille, ç’a été tout un coup de barre. Les femmes étaient désormais considérées comme les égales de leurs maris, c’était la fin de l’autorité du «bon père de famille». Cela s’est échelonné sur plusieurs années, jusqu’au partage du patrimoine familial, à la fin des années ’80.
Quel serait le dossier prioritaire pour les années à venir?
La conciliation travail-famille et la place des pères dans la sphère familiale. On commence à le sentir! On voit qu’il y a un changement quant au partage des tâches dans la cellule familiale. On dirait que plus les gens sont éduqués, plus ils vont vers ces changements-là. Il faut dire que le modèle traditionnel de pourvoyeur n’était pas facile pour les hommes non plus. Toute cette pression pour faire vivre la famille et le stress en cas de perte d’emploi, ce n’était pas plus drôle pour eux.
Mais, tant que les hommes ne seront pas complètement investis dans l’éducation des enfants, les femmes vont continuer de pâtir côté carrière, tant du côté salarial que des opportunités de promotion. Jusqu’à nouvel ordre, c’est toujours les femmes qui portent les bébés et la société n’est pas organisée pour les soutenir. Elles doivent encore trop souvent mettre leur carrière en veilleuse si le père ne s’implique pas suffisamment. Je crois que les femmes de l’Afeas sont sensibles à cet enjeu, surtout quand elles ont des filles, des petites-filles, qu’elles doivent garder les petits pour pallier aux horaires des garderies pas toujours adéquats, elles aussi vivent les enjeux de conciliation travail-famille par extension.
Est-ce tu crois qu’un jour l’égalité dans les faits entre les femmes et les hommes sera atteinte?
Pas de mon vivant, je ne crois pas. C’est certain qu’au Québec on a plus de chance que dans d’autres pays. Mais ça va être long. Il ne faut pas perdre de vue nos acquis, les progrès qui ont été faits. Justement, dans les années 1970 à 1985, on a avancé tellement vite que désormais on a l’impression de stagner.
Nous sommes beaucoup moins inégales que nous l’étions, alors c’est un cheminement plus long de prendre conscience des inégalités qui persistent aujourd’hui. Au fond, il y a des injustices de nos jours que l’on ne voit pas pour l’instant, mais que l’on va réaliser plus tard. Un peu comme les femmes dans les années 60-70, elles n’étaient pas toutes revendicatrices à manifester dans la rue et n’avaient pas nécessairement conscience des inégalités entre les hommes et les femmes. Et pourtant, il fallait l’accord du mari pour faire soigner les enfants, pour avoir une hystérectomie, il fallait un procédé accusatoire pour divorcer, etc. Aujourd’hui, on dit «ben voyons donc», mais, un jour, en repensant aux années 2010, on se dira la même chose. Les changements de mentalité, c’est long.
Il n’en demeure pas moins que si l’égalité a progressé dans les faits, au niveau économique, ça reste difficile. Les Québécoises gagnent toujours en moyenne 75,3% du salaire des hommes, malgré la loi sur l’équité salariale.
Comment abordes-tu ton prochain départ à la retraite?
J’ai toujours dit que je ne prendrais pas ma retraite à 65 ans, mais plusieurs choses m’ont fait changer d’avis. D’abord, il y a ma famille qui tapait du pied, mes frères et sœurs qui me disaient «on pourrait voyager…». Puis, même si je suis en parfaite santé, j’ai vu des gens autour de moi tomber malade, ça fait réfléchir. Et puis, surtout, je pense que c’est le bon moment pour moi, mais aussi pour l’Afeas avec tout ce qui s’en vient : le congrès d’orientation, le renouvellement, le changement des règlements. Il nous faut du sang neuf, de nouveaux visages. Le message doit passer, nous avons besoin de nouvelles administratrices, de jeunes administratrices. Je souhaite la venue à l’Afeas d’une réelle volonté de passer le flambeau à la prochaine génération.
Avec les changements de règlements, notre mode d’élection va changer. Il faut trouver des candidates jeunes et les faire élire. Il semble que nous ayons de la difficulté à passer ce cap-là, mais je crois que le temps est venu pour les femmes du réseau de passer le relais à la jeune génération.